Jason adore raconter des histoires et l'Histoire de son pays. Ici, il est devant un panneau indiquant "Les deux tombes de la colline", tragédie d'un couple qui n'a pas pu se marier à cause des origines jugées trop modestes de la jeune fille (© Jérôme Decoster).

Jason Vu, les traditions et la révolte dans la peau

« Les jeunes de ce pays ont toujours besoin de se mettre en avant sur Facebook. » Dinh Vu*, alias Jason, sirote un café très fort au-dessus du lac Xuan Huong au coeur de Da Lat, sa ville natale. Le trentenaire, toujours adepte des selfies, ne déroge pas à la règle. « Le meilleur guide de la ville », comme il se surnomme lui-même, rappelle à volonté qu’ici, il connaît tout le monde et que tout le monde le connaît.

Si l’hyperbole fait sourire, Dinh et sa générosité ne passent pas inaperçus. Dans sa grande maison sur deux étages, située dans un quartier résidentiel réservé aux actuels ou anciens membres de l’armée, il nous accueille à bras ouverts. A peine au courant de notre arrivée, ses parents se montrent réticents mais finissent par céder à l’argumentaire de leur fils. « Ma mère m’a dit qu’il fallait respecter la loi. Quand on reçoit des étrangers, on doit les déclarer à la Police. Mais c’est des conneries. Vous avez eu des visas délivrés pas le gouvernement. » Nous accueillir chez lui pendant trois jours est synonyme de lutte contre cette dictature.

Sous pression 

Dans cette famille traditionnelle, Dinh veut nous montrer tous les rites, mais « Jason » préfère s’en émanciper. L’homme se targue d’avoir opté pour ce nom d’emprunt utilisé dans son entreprise suisse en référence à Jason Bourne, héros de films d’actions américains.

« Cette chaise est réservée à mon père, prévient le premier, sur un ton sec. A chaque fois que tu bois une gorgée, tu dois demander son approbation. » Le droit d’aînesse prime, mais « la femme est reléguée au troisième plan », poursuit-il. Son père, peu expansif, ne tarde pas à imposer ses règles : « Si vous souhaitez dormir ici, il faut faire chambre à part. »

A l’étage, Dinh nous réprimande presque pour avoir pointé du doigt un cadre représentant une vieille dame. « C’est très impoli, c’est ma grand-mère. Dans la tradition bouddhiste, on pense que l’âme des défunts est toujours présente, cette petite table d’offrandes leur est réservée. »

Son franc-parler révèle surtout un désir de transmettre la culture de son pays. Quand vient l’heure du thé, tout le monde se regroupe devant VTV 1, la chaîne qui diffuse les idées du Parti.  Jason n’a qu’une idée en tête : quitter la maison familiale pour aller boire des bières en ville. « Je ressens trop de pression ici », souligne-t-il, le sourire toujours forcé entre deux cigarettes.

« Le Parti communiste est au-dessus de la loi »

Fatigué d’avoir subi toute la journée l’idéologie de ses parents, il se confie. « Même si mon père est retraité de l’armée, il croit toujours très fort dans le Parti communiste. Moi je n’y crois pas du tout.» Aujourd’hui, il travaille dans l’ingénierie informatique et vit avec un salaire confortable de 1 000 dollars par mois à Hô-Chi-Minh-Ville, qu’il préfère appeler de son ancien nom, Saigon. Dans cette ville développée à la mode capitaliste, le business et la fête sont rois.

Quand Jason souffre trop de la pression familiale, il s'éclipse pour aller boire quelques verres.
Quand Jason souffre trop de la pression familiale, il s’éclipse pour aller boire quelques verres (© Jérôme Decoster).

Jason enchaîne les bières à vive allure. « Combien de canettes es-tu capable de boire ? », demande-t-il avant de reprendre le sujet qui le préoccupe. « Dans l’article 4 de la Constitution, il est dit que le Parti communiste est au-dessus de la loi. Tu imagines, la Constitution, c’est fait pour le peuple, et le Parti se place au-dessus du peuple. C’est hallucinant. »

Si Jason garde le sourire, il désespère du désintérêt de ses copains pour la politique. « Quand je publie des photos sur Facebook de moi en train de boire des dizaines de bières, les gens réagissent, mais quand je partage des informations ou des idées politiques, personne ne clique. » Dans le cerveau de cet homme révolté, Dinh et Jason n’ont pas fini de cohabiter.

Jérôme Decoster et Aurélie Bacheley.

*Le prénom et le nom ont été changés pour conserver l’anonymat.

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