Le hangar de Turbo, en Colombie, est devenu le point de chute d’exilés cubains en route vers les États-Unis (© Jérôme Decoster).

Le rêve américain coincé dans un entrepôt

Cet article a été publié le 7 août dans le Journal du dimanche (JDD), rubrique International. Galerie photos sur la version Ipad du JDD.

Devant l’afflux de migrants en route pour les États-Unis, le Panama a fermé sa frontière. Des centaines de Cubains menacés d’expulsion en Colombie vivent dans des conditions insalubres.

A l’écart du centre de Turbo, ville portuaire de Colombie à deux heures de bateau du Panama, des centaines de Cubains clandestins s’agglutinent dans un local à marchandises. Autour s’accumulent des tentes, faute de place dans ce hangar qui accueille déjà trois fois plus de personnes que possible. D’autres Cubains, difficilement dénombrables, sont hébergés chez des habitants de Turbo. Dans la chaleur suffocante du hangar jonché de vêtements, de lits superposés improvisés et de ventilateurs, beaucoup d’hommes s’étendent torse nu sur les futons poussiéreux. Les enfants développent des allergies, ont de la fièvre.

Ni travail, ni intimité pour ces hommes qui laissent le temps s'écouler dans le hangar de Turbo (© Jérôme Decoster).
Ni travail, ni intimité pour ces hommes qui laissent le temps s’écouler dans le hangar de Turbo (© Jérôme Decoster).

Parmi les victimes de cette crise humanitaire figurent des médecins, infirmiers ou encore agents immobiliers. Comme Yuniel, 31 ans, qui a débarqué à Turbo avec sa famille début mai. Pendant deux ans, l’homme a subi la pression du gouvernement de La Havane. Cela fait une poignée d’années que les Cubains peuvent librement vendre et acheter leur maison. Mais le métier d’agent immobilier est sensible. « De toute façon, aucun business n’est autorisé, c’est un crime de gagner de l’argent à Cuba. J’ai été inscrit sur liste noire. Ils m’ont rendu la vie impossible. » Interrogatoires, coups frappés à sa porte, menaces… « Cette pression psychologique était devenue insupportable », témoigne-t-il auprès de sa femme et ses deux filles. Arrivée en avion en Équateur, la famille a ensuite pris le bus pour rejoindre la Colombie dans l’espoir de remonter vers le nord
de l’Amérique. A l’instar d’autres opposants au régime de Castro, sa course s’est vite arrêtée à la frontière de la Colombie avec le Panama.

Ce pays a fermé sa frontière aux migrants cubains le 9 mai. Patients, confiants en l’avenir, Yuniel et tous les autres espéraient que le gouvernement colombien finisse par proposer un vol pour atteindre le Mexique, pays à la frontière de leur rêve d’asile aux Etats-Unis. A l’inverse, la Colombie a annoncé cette semaine des mesures drastiques pour limiter l’immigration illégale.

Effet domino

Yuniel et sa famille sont dorénavant sous contrôle de dizaines de militaires et de policiers qui attendent le feu vert pour mettre à exécution des expulsions dans le cadre d’un « plan d’urgence ». L’année dernière, le Nicaragua avait adopté une mesure identique en réaction à l’afflux très important de migrants cubains, provocant un effet domino sur les autres pays d’Amérique centrale comme le Costa Rica. « Depuis la fin de l’embargo des Etats-Unis sur Cuba (novembre 2015, NDLR), on a peur que la loi des « pieds secs » disparaisse, témoigne Pablo, un des réfugiés de Turbo. C’est pour ça qu’il y a autant de monde maintenant. » Depuis les années 1960, cette loi offre aux Cubains le droit d’asile aux Etats-Unis, seulement s’ils arrivent par la terre. « Ça fait des années que les Cubains passent par chez nous, remarque-t-on à la mairie de Turbo, mais ces derniers temps c’est devenu ingérable ». Depuis début mai, le nombre de réfugiés cubains a été multiplié par dix.

Les Cubains de l'entrepôt de Turbo sont menacés d'expulsion par le gouvernement colombien (© Jérôme Decoster).
Les Cubains de l’entrepôt de Turbo sont menacés d’expulsion par le gouvernement colombien (© Jérôme Decoster).

Ubernel, journaliste activiste cubain, vit avec sa compagne et leur fils de l’autre côté du golfe qui sépare la Colombie du Panama. Sapzurro est un village paisible à 20 minutes à pied de la frontière panaméenne. Ubernel et sa famille sont gracieusement logés dans une maison prêtée par les habitants du village. Ces derniers risquent eux aussi d’être visés par le plan d’urgence colombien qui prévoit des poursuites judiciaires contre ceux qui « logent des clandestins en toute connaissance de cause ». Depuis la plage du village, il suffit de gravir quelques marches au travers d’une colline pour arriver au poste migratoire perché sur la crête. Devant le message provocant « Welcome to Panama », peint sur une pancarte en jaune et rouge, le militant anti-Castro affiche un sourire crispé. Impossible pour lui de mettre un pied de l’autre côté. Ubernel se plait à raconter aux militaires du poste la réalité de « l’enfer cubain ». « Pendant une manifestation, ils m’ont mis face contre terre, m’ont menotté dans le dos et m’ont frappé aux côtes, aux jambes et au visage », raconte-t-il en montrant une de ses dents cassées. Les policiers s’en sont également pris à son fils, ce qui a précipité leur départ de Cuba.

« Nous ne sommes pas des criminels »

Aujourd’hui, l’homme vit de petits boulots et refuse de céder à la tentation de passer illégalement par la jungle pour arriver au Panama. « C’est beaucoup trop dangereux pour mon fils », explique-t-il. Début mai, vingt-six Cubains se sont lancés dans la traversée périlleuse au départ de Sapzurro. « Six ont atteint les Etats-Unis, les autres sont encore en transit, au Costa Rica ou au Mexique, raconte Ubernel. C’est un crime d’empêcher les gens de circuler. Nous ne sommes pas des criminels mais des gens respectueux, éduqués. On veut juste aller aux États-Unis, où nous avons des droits. »

Ubernel à la frontière avec le Panama. Il ne peut pas passer de l'autre côté (© Jérôme Decoster).
Ubernel à la frontière avec le Panama. Il ne peut pas passer de l’autre côté (© Jérôme Decoster).

Certains migrants d’origine africaine ont perdu la vie dans ce périple de six jours.  De quoi refroidir les réfugiés de Turbo qui tentent de vivre en communauté, tous animés par le même rêve de liberté. Sur un petit carnet marron où Ignacio notait il y a quelques mois les rationnements alimentaires opérés à Cuba, cet homme organise aujourd’hui la vie quotidienne à Turbo. Il inscrit sur les mêmes pages les personnes en charge de cuisiner ou les denrées alimentaires accumulées grâce à l’aide du voisinage : du riz, des œufs, du lait… Pour un seul repas par jour. « Sans les voisins, on ne mangerait pas », témoigne une des femmes du camp.

Ignacio gère la vie quotidienne des migrants cubains à Turbo, notamment les trop rares denrées alimentaires (© Jérôme Decoster).
Ignacio gère la vie quotidienne des migrants cubains à Turbo, notamment les trop rares denrées alimentaires (© Jérôme Decoster).

Certains critiquaient l’attentisme du maire qui leur apporte le strict minimum : de l’eau et des toilettes. Depuis quelques jours, ils vivent en plus sous contrôle rapproché de dizaines de militaires et policiers qui attendent le feu vert pour procéder à des expulsions par la force dans le cadre du « plan d’urgence ». Dans les prochains jours, selon la mairie. Ce retour à la case départ s’apparenterait à un enfer pour Ubernel. « Plutôt mourir. »

Aurélie Bacheley et Jérôme Decoster

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