Un camion revient de la forêt plein de bois. Soit il sert juste à fabriquer les maisons, soit il est revendu aux concessions économiques (© Jérôme Decoster).

Au Cambodge, bois précieux et flics pourris

Au Cambodge, l’abattage des arbres est illégal depuis la constitution de 1993. Ce pays détient pourtant le record de la déforestation la plus rapide du monde depuis treize ans. Dans la province du Ratanakiri, la police participe massivement au trafic du bois pour le compte de richissimes entreprises.

Le Ratanakiri et le village de Backae sont situés au nord-est du Cambodge, près de la frontière avec le Laos (© Poh Kao).
Le Ratanakiri et le village de Backae sont situés au nord-est du Cambodge, près de la frontière avec le Laos (© Poh Kao).

« L’abattage des arbres, les habitants en parlent en privé, ils n’aiment pas que ça s’ébruite. » Ath* semble angoissé et chuchote dans la pagode du village de Backae. Ce membre de l’ONG Poh Kao lutte contre la déforestation dans le Ratanakiri depuis neuf ans. Il connait bien les 400 habitants isolés de Backae, situé en plein cœur de la forêt de Veun Sai Siem Pang, au nord-est du pays. Ils sont les gardiens d’un secret de polichinelle : les forces de l’ordre participent activement au massacre écologique cambodgien. Selon un rapport de Global Forest Watch publié le 2 septembre 2015, le pays connaît la déforestation la plus rapide au monde depuis treize ans.

A 10 minutes de marche, des morceaux de tronc rougeâtres gisent de part et d’autre des pistes sableuses. Les camions défoncent à gré les chemins de cette forêt qui ne bénéficie d’aucun statut de protection malgré la demande officielle déposée par les ONG en 2009. Au loin, les machines grondent entre les mains des responsables de ce cataclysme écologique. Puis la forêt est plongée dans le silence. « Les bûcherons sont très organisés, il y en a toujours un qui coupe et trois ou quatre autres qui surveillent, détaille Ath. Quand ils entendent des gens s’approcher, ils arrêtent de couper. »  Le climat de défiance est un peu plus palpable à chaque nouveau pas sur la piste. « Personne ne se fait confiance, tout le monde a peur d’être dénoncé pour l’abattage du bois », avance Ath.

Contrairement aux hommes, les camions ont du mal à se faire discrets (© Poh Kao).
Contrairement aux hommes, les camions ont du mal à se faire discrets (© Poh Kao).

Un campement avec quatre hamacs se dévoile à l’approche du vrombissement des tronçonneuses. Un jeune homme souriant d’à peine 15 ans se repose dans l’un des hamacs. A ses pieds, un kit à faire pâlir les écologistes : une tronçonneuse, un bidon d’essence et de l’huile à moteur. Un homme d’une quarantaine d’années sort des bois et tente de se justifier. « On est là pour s’amuser, on n’a rien affaire avec l’abattage du bois », promet-il devant Ath, qui dissimule sa perplexité.

De l'huile à moteur pour prendre soin des tronçonneuses destructrices (Un camion revient de la forêt plein de bois. Soit il sert juste à fabriquer les maisons, soit il est revendu aux concessions économiques (© Jérôme Decoster).
De l’huile à moteur pour prendre soin des tronçonneuses destructrices (© Jérôme Decoster).

L’arbre qui cache le butin

Cet homme craint certainement la police qui, feignant de maîtriser la déforestation en arrêtant les abatteurs, organise son propre business. « La loi au Cambodge n’est respectée que par les plus pauvres, soutient Ath. Les riches et les puissants la font pour eux-mêmes. » Chaque jour, les forces de l’ordre parcourent la forêt à la recherche de leur prochaine proie. « Si les abatteurs se font prendre avec du bois, ils doivent payer à la police environ 100 dollars pour passer et continuer leur activité illégale. » Selon l’humeur, l’agent optera pour le bakchich ou la confiscation du bois. Mais pour les « bûcherons », risquer de se faire coincer par la police vaut la peine. 1 m3 de sorkrom leur rapporte 50 dollars. Le thnoung, bois précieux prisé par les Chinois, vaut deux fois plus cher mais disparaît à force d’être abattu.

Le bois précieux, de couleur rougeâtre, se fait de plus en plus rare dans la forêt de Veun Sai Siem Pang (© Jérôme Decoster).
Le bois précieux, de couleur rougeâtre, se fait de plus en plus rare dans la forêt de Veun Sai Siem Pang (© Jérôme Decoster).

Pour éviter de se faire interroger, certains trafiquants se parent d’un uniforme de policier. « Un officier est armé, donc il fait forcément peur », explique Ath. De temps en temps, les rencontres inopinées en pleine forêt dégénèrent. « Il y a deux ans dans la région d’Oyadou, un policier a volé le bois d’un villageois. Celui-ci n’a pas supporté et s’est vengé en tuant le policier », raconte tristement Ath. Au rayon des victimes de ce sombre trafic, on compte aussi quatre journalistes assassinés depuis 2010 et l’activiste Chut Wutty tué en 2012. Leur tort : s’être intéressé de trop près au problème massif de la déforestation. A la suite de leur exécution, aucune procédure judiciaire n’a abouti.

La police des villages de la Région participe activement au trafic de bois précieux (© Jérôme Decoster).
La police des villages du Ratanakiri participe activement au trafic de bois précieux (© Jérôme Decoster).

Le gouvernement cambodgien ferme les yeux face aux méthodes de sa police. « On n’a pas vu les membres de l’administration forestière, qui dépend du ministère de l’agriculture, depuis au moins six mois », poursuit Ath, l’air désabusé. L’article 7 de la loi sur la gestion forestière de 2002 stipule pourtant que cette autorité doit prendre toutes les mesures pour prévenir et mettre fin à la destruction de la forêt. Il prévoit également le contrôle des tous les véhicules qui transportent du bois.

Des concessions aux racines familiales

Au lieu d’appliquer ces prérogatives, le gouvernement préfère encourager l’abattage en délivrant des concessions à certaines entreprises. Ces permis autorisent les bailleurs à raser un territoire pour développer des activités diverses comme la production de caoutchouc, grâce à la plantation d’hévéas. Un secteur en plein développement au Cambodge. En 2012, l’organisation de défense des droits de l’homme Licadho estimait que 22 % du territoire cambodgien était passé sous le contrôle d’investisseurs privés, essentiellement par le biais de ces concessions attribuées à des groupes agro-industriels.

Si la plupart d’entre elles auraient été annulées depuis 1993, le gouvernement a ses petits privilégiés. L’entreprise de Try Pheap, membre de la famille de la femme du 1er ministre cambodgien Hun Sen, détient l’exclusivité pour couper le bois dans la province du Ratanakiri, depuis février 2013.

Cette entreprise a abattu l’année dernière 81 000 arbres (243 000 m2) dans seulement trois districts du Ratanakiri, selon l’association Poh Kao. Son bénéfice : 292 millions de dollars. Ce pactole n’est probablement qu’un petit aperçu des sommes engrangées, surtout que Try Pheap n’hésite pas à user de stratagèmes pour s’enrichir toujours plus. L’entreprise opèrerait en effet en dehors de sa concession et ramènerait sa récolte à l’intérieur de celle-ci pour faire croire qu’elle travaille en toute légalité.

Les villageois, acteurs et victimes

Les habitants du petit village de Backae participent eux aussi à l’abattage pour le compte de Try Pheap. Ceux qui acceptent d’en parler se présentent à la fois comme partisans et victimes de cette activité. « J’ai peur pour les générations futures, la forêt sera détruite », commence Huong* avant d’expliquer que l’argent peut aider à « développer le village, construire de belles maisons, acheter des motos et des tracteurs pour transporter le riz de la récolte ».

Au pied d’une élégante maison sur pilotis, un villageois annonce à Ath, avec le sourire, être en contact avec des Vietnamiens. « Je n’aime pas ça, déplore le membre de l’ONG Poh Kao. Tout le bois part au Vietnam avant d’être acheminé en Chine. » L’entreprise Try Pheap profite de ses nombreux dépôts régionaux pour stocker le bois avant de franchir la frontière vietnamienne, destination l’industrie du meuble.

Cette belle maison sur pilotis abrite un camion (© Jérôme Decoster).
« L’argent peut aider à développer le village, construire de belles maisons (…) » (© Jérôme Decoster).

Ce villageois s’affranchit sans scrupule du slogan flanqué sur les tee-shirts des écoliers de Backae : « Tous ensemble pour protéger la forêt, la faune et la flore ». L’ONG s’efforce de les sensibiliser au respect de la forêt et de ses ressources qui représentaient, en 2008, 61 % des revenus des villageois. Mais ces derniers voient leurs arbres tomber un peu plus chaque jour  et ne comprennent pas pourquoi ils ne profiteraient pas de l’argent que cela rapporte. « Si on ne coupe pas, quelqu’un d’autre le fera à notre place », argumente Huong. La protection de la forêt passe après la subsistance des familles nombreuses de Backae. L’homme est catégorique : « On n’a pas le choix. »

Aurélie BACHELEY et Jérôme DECOSTER

*Les prénoms ont été changés pour protéger les sources.

Une réflexion sur “Au Cambodge, bois précieux et flics pourris

  1. Bravo pour cet article très intéressant qui met bien en valeur les enjeux qu’ont les uns et les autres à participer à cette déforestation massive.

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